Le football uruguayen et la mémoire des “desaparecidos” de la dictature

Depuis 1996, chaque 20 mai a lieu à Montevideo la “Marcha del Silencio” à l’appel du collectif des “Mères et Familles des détenus disparus”. Des supporters aux joueurs, en passant parfois par les clubs, les acteurs du football uruguayen participent à l’entretien de cette mémoire et à la lutte contre l’impunité des tortionnaires.

“Où sont-ils? Plus jamais de Terrorisme d’État”: c’est le slogan de tête de la Marche 2023. Un silence qui fait de plus en plus de bruit dans le monde du football uruguayen où, durant ce mois de mai mémoriel, fleurissent les initiatives faisant écho au combat des Mères et des Familles des détenus disparus sous la dictature militaire entre 1973 à 1985. Ces crimes ont été commis dans le cadre de l’Opération Condor, associant les différents régimes dictatoriaux du continent.

Pas de tortionnaires dans nos clubs!

Enlèvements, torture, exécutions arbitraires et disparitions forcées faisaient partie de la palette contre-subversive des juntes militaires, appuyées par la CIA, contre les opposants politiques d’extrême-gauche, ouvriers syndicalistes ou étudiants marxistes. Des hommes et des femmes liés au Parti pour la Victoire du Peuple (PVP), au Parti Communiste Révolutionnaire (PCR), à la Fédération Anarchiste Uruguayenne (FAU) ou encore à l’Organisation Populaire Révolutionnaire 33 (OPR-33).

Où sont les 192 disparus? Les recherches n’avancent pas vraiment. Mais le combat contre l’impunité des tortionnaires débouchent sur quelques victoires. Comme par exemple en 2021, lorsque la campagne “Gol contra la Impunidad” du collectif “Hinchada con Memoria” a permis d’obtenir que les tortionnaires José Gavazzo et Manuel Cordero soient définitivement rayés du registre des socios du Club Atlético Peñarol. Le slogan “Je refuse de fêter un but avec un tortionnaire” ne fait pas débat.

La campagne “Gol contra la Impunidad” a aussi eu la tête, quelques semaines avant le début du Mondial 2018 en Russie, du chef de la sécurité de la sélection nationale. Ex-commissaire de la Dirección Nacional de Información e Inteligencia (DNII), Miguel Zuluaga a été écarté par la Fédération après avoir été mis en cause comme tortionnaire par d’anciens détenus passé par le siège de la police politique, située au croisement des rues Maldonado et Paraguay.

Supporters contre l’oubli

Parmi tous les détenus disparus ou assassinés sous la dictature se trouvaient beaucoup de socios des clubs de football du pays: Nacional et Peñarol en tête, mais aussi d’autres clubs. Adalberto Soba, militant anarchiste et membre du PVP disparu après avoir été arrêté en Argentine en septembre 1976, était par exemple un fervent supporter des Negriazules du Liverpool FC. Les supporters de ces clubs œuvrent à ne pas les laisser tomber dans l’oubli.

C’est aussi l’objectif de la campagne “Socio Eterno” par laquelle des supporters carboneros poussent pour la création d’un statut de membre à vie du CA Peñarol. «Les disparus font autant partie de l’histoire du club que les titres, nos joueurs ou nos idoles», a justifié auprès de la presse uruguayenne le porte-parole de la campagne. Ce type d’initiative est directement inspirée de ce qui se fait depuis plusieurs années en Argentine où plusieurs clubs disposent d’une commission “Mémoire”.

En 2021, le collectif “Bolso Antifascista” a lancé un travail de compilation de témoignages de supporters, joueurs et dirigeants de Nacional qui ont été réprimés par les militaires à l’époque de la dictature. Une action en faveur de la mémoire, mais aussi «contre la dépolitisation qui veut parfois s’imposer au football, comme s’il était étranger au reste des sphères de la société.» Ces injonctions à laisser la politique hors du football n’a pas pu empêcher la mémoire des disparus de s’y frayer un chemin.

Villa Española: le combat des Mères dans la peau

Quelques jours avant la marche de 2021, le club de Villa Española avait édité un maillot spécial en hommage aux victimes du terrorisme d’état. Ça lui avait valu une plainte posée par des membres oppositionnels, pour violation de la neutralité politique statutaire, auprès de la Commission de Discipline de la Fédération. Celle-ci avait jugé qu’il ne s’agissait pas d’une manifestation politique mais d’une action en lien avec les Droits de l’Homme, une cause universelle.

Villa Española est certainement le club le plus impliqué dans le combat des Mères et Familles. C’est en grande partie ce qui lui a valu d’être pris pour cible par les autorités. Au lendemain de la mort de Gavazzo, les joueurs étaient entrés sur le terrain avec une banderole “Ni Oubli, Ni Pardon”. Né sur la fin de la dictature, l’idole du club Bigote López avait enfilé un t-shirt avec le message “Te fuiste sin hablar, cobarde”, soit “Tu es parti sans parler, lâche”. En mai 2022, le club avait à nouveau édité un maillot spécial porté lors d’un match face à La Luz. Au lieu du sien, chaque joueur arborait le nom d’un ou d’une disparue au dessus de son numéro.

Joueurs et clubs de moins en moins silencieux

Même si Rodrigo Mieres (CA Progreso) a reconnu dans une interview accordée à La Diaria qu’il était encore difficile de parler des disparus dans les vestiaires professionnels, certains joueurs se sont exprimés sur Twitter pour soutenir la Marcha del Silencio. Citons Santiago Romero (Danubio) Kevin Mendez (Peñarol), Emiliano Albín (Villa Española), Bruno Téliz (Mushuc Runa), ainsi que les internationaux Joaquín Piquerez (Palmeiras), Sebastián Coates et Manuel Ugarte (Sporting de Lisbonne).

Les joueurs du Rampla Juniors FC avant son match face au CD Atenas.

L’Uruguay Montevideo FC, le CA Progreso, le CA Cerro et le Club Plaza Colonia sont également passés par les réseaux sociaux pour manifester leur engagement contre l’oubli.  Les joueurs du Rampla Juniors (2e division), avant d’affronter Atenas, ont eux posé avec les drapeaux à la Margarita du collectif des “Mères et Familles des détenus disparus”. D’autres l’avaient déjà fait par le passé comme le Defensor Sporting et Miramar Misiones. Quand les joueurs du Racing CM reprenaient le message “Nous sommes tous des familles de disparus”.

Be the first to comment

Leave a Reply

Your email address will not be published.


*